Mail 22

Bonjour à toutes et à tous,

Cela fait si longtemps que je ne vous ai pas écrit, et il s’est passé tant de choses… Veuillez m’excuser! (Dans ce message le texte en italique relate notre voyage en Amazonie il y a 4 ans).

Nous sommes donc restés une dizaine de jours à Shiripuno. J’ai joué le rôle du traducteur pour une touriste suisse qui ne parlait pas français mais anglais. Elle est là pour trois jours et veut avoir son expérience d’Amazonie avant de partir en avion pour le Pérou. Elle ponctue chaque explication de Soledad que je lui traduis par le fameux « Amazing » à l’américaine, tout bonnement insupportable… 

Rémi doit rentrer en France bientôt et la forêt nous appelle… Nous décidons de retourner dans la communauté isolée où nous étions allés quatre ans plus tôt: Pakayaku.

Si vous n’avez jamais été en Amazonie, installez-vous confortablement, je vous emmène là où les voitures n’existent pas, là où les chants des oiseaux remplacent les sonneries de téléphone portable, là où il n’y a pas de supermarché, pas de police, pas de publicité, là où les enfants se baignent nus dans le fleuve toutes les après-midi, où les gens sont riches en humanité au lieu d’amasser des euros ou des dollars. Pour ceux qui y sont déjà allé, la question est naturellement: pourquoi l’avez-vous quittée? Bref, je vous emmène avec moi, ouvrez les yeux, respirez l’air pur de la nature et préparez-vous à découvrir une culture bien différente de la vôtre…

Nous rejoignons Puyo en bus, nous faisons des courses: du riz, du sucre, du sel, des choses basiques qu’on ne trouve pas dans la forêt et qui feront plaisir aux gens que nous rencontrerons. J’achète une machette, la fait aiguiser dans un garage tout proche et la range dans l’étui de fortune que j’ai fabriqué avec la vendeuse: un morceau de carton replié et du gros scotch marron pour fixer tout ça. Je suis prêt, Rémi aussi. C’est parti!

Deux heures de bus et nous arrivons à Canelos, dernier village avant la forêt. A partir de là c’est une piste jusqu’à Latasas… Nous discutons avec un mec, lui racontons notre objectif: retourner à Pakayaku où nous connaissons la présidente Sacha Kasha (cela veut dire « épine de la forêt »), il y a quatre ans nous l’avions aidé à construire sa maison, nous étions devenus amis. Il nous dit « Sacha Kasha? Elle vient de passer en voiture, elle a emmené des gens à Latasas et elle devrait repasser par ici dans une demi-heure à peine. Elle vit surtout à la ville, à Puyo, pour gérer les problèmes administratifs de Pakayaku. » L’excitation de ses prochaines retrouvailles s’empare de nous, l’attente est délicieuse. La voilà qui passe dans son 4×4 blanc, on siffle, elle a bien failli ne pas s’arrêter. Elle nous aperçoit, n’en revient pas, on s’embrasse, et on commence à lui expliquer le voyage que nous avons fait pour retrouver l’Équateur, Shiripuno puis Pakayaku… Venir jusqu’ici avec le moins de pétrole possible car nous savons que Pakayaku lutte contre les entreprises pétrolières qui cherchent à s’introduire sur leur territoire…

Je lui dis qu’on a une quinzaine de jours et qu’on aimerait bien aller à Pakayaku, donner un coup de main, partager le mode de vie des gens… « Pas de problème ! Vous pouvez loger dans ma maison, vous savez celle que nous construisions il y a quatre ans! » Seulement elle veut nous faire un papier à remettre au vice-président, pour que les gens du village sachent que nous sommes autorisés à pénétrer sur le territoire de Pakayaku, que nous logerons dans sa maison (en son absence !) et que nous participerons à la vie de l’école, en aidant les élèves et les professeurs ! Nous retournons donc à Puyo avec elle et dormons dans sa « maison » de la ville. On entend beaucoup les voitures, elle nous dit qu’elle se sent bien mieux à Pakayaku mais que sa mission est plus importante, et qu’avoir une voiture l’aide beaucoup… Je trouve cela triste mais très vite, je suis charmé par tout ce qu’elle nous raconte, comment elle envoie se rhabiller les entreprises pétrolières en leur disant « mon nom c’est Sacha Kasha, l’épine de la forêt, tant que je serais là il n’y aura pas d’exploitation pétrolière sur le territoire de Pakayaku ».

Le lendemain nous retournons à Canelos en bus, avec le cousin de Sacha, Pablo. Il rentre à Pakayaku, nous ferons le voyage ensemble. En arrivant à Latasas, il nous propose de monter dans un canoë à moteur, « non merci, nous avons envie de marcher, comme nous avons fait à chaque fois » (nous savons que nous en avons pour 4-5 heures, en pleine forêt, du bonheur à l’état pur). Nous acceptons de leur confier nos gros sacs de rando, on sera plus légers! C’est parti, dans ma main gauche une grosse bouteille d’eau et dans ma main droite ma machette. À ma ceinture mon couteau suisse, dans mes poches une corde, une bande et ma balise GPS. À nos pieds des bottes, indispensables. Un quart d’heure à peine après être partis nous pataugeons dans 30 cm de boue…

Nous marchons dans nos souvenirs, quatre ans plus tôt nous étions là, un peu inconscients, un peu beaucoup en fait… Nous avions voulu emprunter un canoë pour rejoindre Sarayaku, mais heureusement que personne n’avait voulu, la descente aurait été dangereuse, nous ne connaissions pas tous les pièges de ce fleuve, mais par-dessus tout je n’imagine pas comment nous l’aurions remonté, à contre-courant… Après avoir attendu toute une après-midi à Latasas (le bout de la piste) nous avions interpellé un canoë qui passait, une famille rentrait chez elle, sans moteur, ils utilisaient des palancas, de longs roseaux, qu’ils plantaient dans le sol pour s’appuyer dessus et faire avancer l’embarcation… « On peut monter avec vous? » Ils avaient accepté et nous avions navigué deux heures pour arriver chez eux. Les sons de la forêt s’éveillaient un à un au fur et à mesure que la nuit nous enveloppait. C’est là que nous avions entendu pour la première fois des gens crier « PriiimmmoooooooOOO » rappelez-vous… Ils voulaient nous emmener le lendemain jusqu’à Sarayaku, pour 400 $… Exorbitant! Non seulement nous n’avions pas autant d’argent sur nous mais surtout nous ne voulions pas voyager ainsi… Le lendemain ils nous déposaient un peu plus loin sur le fleuve.

« En suivant ce chemin vous arriverez à une communauté, ce n’est pas Sarayaku, mais vous serez plus proches !  » Ils s’en vont, nous nous engageons sur le sentier, nous sommes seuls, au milieu de la forêt, avec nos machettes et nos gros sacs à dos… L’euphorie nous gagne, c’est un rêve éveillé que nous vivons, mais il faut rester prudents, une erreur ne pardonne pas… A chaque fois qu’il y a le choix entre plusieurs sentiers nous choisissons le plus gros, le plus important c’est de pouvoir faire demi-tour jusqu’au fleuve en cas de problème. Nous marchons ainsi au moins 5 heures. On fait une pause, Rémi ne veut plus continuer, pour lui nous aurions dû prendre un autre sentier tout à l’heure… je lui dis qu’on ne doit plus être loin, je continue, 100 mètres plus loin j’aperçois la première maison, je l’appelle, nous sommes arrivés. Nous n’avons aucune idée du nom du village, les maisons sont vides, nous ne croisons personne, je dis à Rémi qu’il vaudrait mieux jeter nos machettes à terre lorsque nous rencontrerons quelqu’un, pour qu’il ne croit pas que nous avons des intentions belliqueuses. C’est un médecin que nous rencontrons en premier, il vient de la capitale (Quito) pour tenir le petit dispensaire de la communauté. Il nous offre de la papaye bien fraîche (il dispose d’un frigo qui marche grâce à des panneaux solaires), dé-li-cieux. Il nous explique que ce sont les vacances scolaires, les parents en profitent pour emmener toute la famille loin dans la forêt, là où ils ont des plantations plus nombreuses. C’est pour cela que le village est presque vide, normalement ils sont 1500 environ. Le territoire de Pakayaku s’étend sur des centaines de kilomètres carré. Nous passerons la nuit dans le dispensaire.

Le lendemain, nous voulons rejoindre Sarayaku pour retrouver Holger Cisneros, le président de cette communauté que j’ai rencontré en France, lors d’une conférence où il nous exposait leur lutte contre les entreprises pétrolières. On nous dit qu’ils ont reçu beaucoup d’aides d’ONG internationales et se sont pas mal développé (ils ont même internet !) sans partager avec les communautés alentours. Cela a distendu les liens entre Pakayaku et Sarayaku, à un tel point qu’il n’y a plus de chemin qui les relie, puisque personne ne l’empruntait, la forêt a repris ses droits. Pour nous rendre à Sarayaku il nous reste donc le fleuve, mais il est très bas et il n’y a presque pas de canoë qui passent. Nous sommes donc un peu coincés à Pakayaku mais très heureux d’être arrivés là, où il n’y a pas d’internet et où les gens ne sont pas arrogants (c’est ainsi qu’on nous décrit les gens de Sarayaku…). Nous sommes donc restés une semaine à Pakayaku, et avons fait la rencontre de la présidente Sacha Kasha. Elle nous a accueillis avec beaucoup d’attentions et nous l’avons aidé dans la construction de sa nouvelle maison. Les hommes qui revenaient de la chasse nous offraient une partie de leur butin, les femmes faisaient leurs poteries, on nous offrait de la chicha (boisson de manioc fermenté qui est leur aliment principal lorsqu’il est fermenté un ou deux jours et qu’ils font fermenter une semaine pour avoir une boisson plus alcoolisée lors des fêtes). Nous étions immergés dans un monde merveilleux et avions du mal à le quitter. Pourtant, je devais bientôt me rendre au Brésil pour faire mon stage et dire au revoir à la forêt. Je ne pouvais m’en aller sans voir Holger, j’étais si proche de lui ! Nous avons payé quelqu’un qui nous a emmené jusqu’à Sarayaku.

Après 5 heures de pirogue, nous arrivions, les retrouvailles furent émouvantes, il m’a raconté l’envers du décor, les fromages et les vins qu’on lui a fait gouter, les plumes qu’on lui a accrochées dans les cheveux lors des conférences… là, il était habillé comme moi. Il n’était plus président, et nous devions aller voir l’actuel président pour lui expliquer notre venue. Un conseil d’une dizaine d’hommes se tenait devant nous, le président a pris la parole « Ce n’est pas comme cela qu’on entre à Sarayaku, nous voulons contrôler les entrées dans notre territoire. De plus, vous avez pris de grands risques, il y a des réducteurs de têtes dans la région. Maintenant que vous êtes là vous n’allez pas repartir mais sachez-le pour la prochaine fois. Vous êtes sous la responsabilité d’Holger. » J’ai expliqué que nous avions essayé de les joindre, sans succès, et que nous ne voulions pas utiliser de pétrole pour venir, c’est pour cela que nous n’avons pas pris l’avion ni le canoë à moteur. Il a entendu mes explications mais n’a pas pour autant changer de posture, il fallait que nous comprenions que là-bas, l’autorité c’était lui !

La famille d’Holger nous a accueillis avec beaucoup d’amour. Nous les avons aidés dans la construction d’un canoë, c’est un travail de plusieurs mois sur le lieu où l’arbre est tombé et ensuite ils organisent une minga (travail communautaire), où tout le monde vient tirer le canoë jusqu’au fleuve. Les hommes, les femmes et les enfants tirent sur la corde qui est attachée au canoë, elle fait plus de 50 mètres. Les hommes les plus forts sont aux prises avec la pirogue qui fait au moins douze mètres, torse nus, luisants de sueur, ils se donnent corps et âme. Nous avons participé à l’une de ces minga, ils ont mis presqu’une journée entière pour rejoindre le fleuve. À la fin, le propriétaire de la pirogue offre un bon repas à tous ceux qui sont venus l’aider, la chicha coule à flots. Un autre jour nous sommes partis en forêt, Holger, Rémi et moi. Nous avons tombé des palmiers de plus de dix mètres pour manger du cœur de palmier… C’était délicieux ! À un moment, Holger s’est figé, a tendu l’oreille, nous entendions un bruit saccadé « tac tac tac tac » il a appelé sa chienne, ce n’était pas elle. En regardant autour de nous, j’ai vu un serpent, à 30 cm de mes pieds, roulé en forme de ressort il était prêt à bondir sur moi. C’est sa queue qui tapait le sol pour nous avertir, produisant ce « tac tac tac tac » angoissant. Je n’avais aucune façon de m’échapper, j’étais entouré d’arbres, il aurait fallu me rapprocher de lui pour m’en aller. Holger a demandé à Rémi de trouver un long morceau de bois, et m’a prié de ne pas bouger. Rémi ne savait pas lequel choisir… « Ne réfléchis pas trop » lui dis-je, « c’est un peu urgent ». Avec ce long morceau de bois dans les mains, Holger s’est approché tout doucement du reptile et a écrasé la pointe de sa lance de fortune sur le serpent. Après plusieurs coups bien forts, il était mort. Holger m’a regardé et m’a dit « cette espèce de serpent a tué mon grand-père ». Je l’ai échappé belle.

Autant vous dire qu’Holger ne nous a plus emmené en forêt par la suite, lui qui était responsable de nous ! Après une semaine à Sarayaku nous avons dû repartir, le Brésil m’appelait. Nous sommes retournés à Pakayaku en canoë puis avons marché jusqu’à Latasas.

C’est sur ce chemin que nous nous sommes engagés quatre ans plus tard, en compagnie de Pablo. Le trajet fut épique ! Une pluie diluvienne s’est abattue sur nous à peine une heure après notre départ. Pablo s’est empressé de partager avec nous son paquet de biscuit entamé pour ne pas qu’il se mouille, il a fini sa bouteille de Fanta et l’a accrochée à une liane, le paquet de biscuit vide à l’intérieur. Il faut dire que je lui avais fait une remarque un peu plus tôt lorsque nous étions à l’arrière du pick-up qui nous a emmenés jusqu’à Latasas et qu’il avait jeté un sac poubelle dans la nature. En accrochant sa bouteille à cette liane il pense surement la récupérer la prochaine fois qu’il passera par là… Nous étions trempé jusqu’aux os et marchions à tout allure dans la forêt, pressés de retrouver Pakayaku et sa vie paisible, loin du bruit de la ville et des odeurs de pots d’échappements. Il nous a fallu traverser le fleuve, de l’eau jusqu’à la taille et un courant assez fort, tout cela sous une pluie battante, nous voulions de l’aventure, nous étions servis !

Quelle émotion d’arriver, après cinq heures de marche, de rencontrer les premiers habitants, de leur expliquer le long chemin que nous avons parcouru depuis des mois pour revenir ici, sans utiliser de pétrole parce que nous aussi nous voulons lutter contre ces pétroliers qui saccagent de si beaux paysages pour des liasses de dollars puants. Quelle émotion de voir que rien a changé, que le pont qui relie les deux rives du fleuve Bobonaza grince toujours autant, que les gens marchent pieds nus et qu’ils sont fiers de leurs traditions Kichwa…

A très vite pour le récit des deux semaines que nous avons passées à Pakayaku, je vous embrasse bien fort. (Donnez-moi de vos nouvelles si vous avez le temps)

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Jonathan Rebouillat
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