Mail 23

Bonjour à toutes et à tous,
 

J’imagine que vous lisez ce message dans une chaleur étouffante, j’ai eu vent de la canicule qui parcourt en ce moment l’hexagone. Pas de doute possible, le réchauffement climatique c’est en ce moment, des espèces disparaissent, il y a des sécheresses et des inondations dramatiques en Afrique (en savoir plus), les glaciers fondent et font monter le niveau des océans… C’est un juste retour des choses que, de temps en temps, ce soient les pays qui en sont le plus responsables (les pays dits « développés », comme la France donc) qui en souffrent… Alors buvez beaucoup, plaignez-vous de la chaleur, mettez la clim’ dans votre voiture, baignez-vous dans l’océan de vos contradictions mais ne prenez surtout pas trop mal cette petite introduction uniquement destinée à remuer un peu le siège sur lequel vous êtes assis…

Installez-vous bien, changez de chaise si je l’ai cassée en la remuant un peu trop fort, ou mieux encore, venez, montez-là, sur mon épaule, vous allez tout voir, tout entendre et vous pourrez sentir le parfum des fleurs et de la liberté…
 
Nous arrivons donc à Pakayaku, Pablo, Rémi et moi, trempés, il nous indique la maison de Sacha, là où nous allons vivre les deux prochaines semaines. C’est bien celle-là que nous construisions 4 ans plus tôt, elle est magnifique. Après avoir récupéré nos sacs, rendez-vous est pris avec Pablo, il nous attend chez lui, de l’autre côté du fleuve, une fois que nous nous serons changés.
 
C’est incroyable de se retrouver à Pakayaku quatre ans plus tard, nous sommes emplis d’un bonheur sans limites, de nos bouches s’échappent sans arrêt des phrases telles que « C’est trop bon, c’est pas possible ». J’en ai tellement rêvé, durant ces mois de voyage, sur le bateau, pendant ces longues journées au milieu de l’océan, sur mon vélo, au milieu des camions et de la pollution, j’en ai tellement rêvé durant ces quatre années loin de l’Equateur et de sa forêt majestueuse.
 
Pablo nous conduit jusque chez sa sœur, il y a un peu de monde. Le père de Pablo, son beau-frère, ses sœurs, toute la famille en fait. Les hommes sont assis, les femmes servent la chicha, cette boisson de manioc fermenté si importante dans la culture Kichwa. La chicha est leur aliment principal (lorsque le manioc a fermenté un jour) mais aussi l’unique boisson alcoolisée qu’ils consomment lors des fêtes (la fermentation dure alors une semaine). Si au premier abord nous pouvons avoir l’impression d’être servis par les femmes, en fait c’est plus subtil que ça. Lorsqu’elles me tendent un bol en terre cuite rempli de chicha je n’ai pas le choix, je dois le boire, par respect pour le temps qu’elles ont passé à la préparer. Non seulement il faut cultiver le yucca (c’est ainsi qu’ils appellent le manioc), mais il faut ensuite l’écraser et même le mâcher car la salive participe à la fermentation. Puis elles ajoutent de l’eau et laissent fermenter le tout dans de grands récipients en terre qu’elles fabriquent elles-mêmes et qu’elles recouvrent de feuilles de bananier. Lorsqu’elles servent un bol de chicha elles plongent leur main droite dedans pour enlever un maximum de fibre de yucca, font une petite boulette qu’elles jettent (les poules s’en régalent), puis pincent le bord du bol avec le pouce et l’index et décrivent un arc de cercle pour enlever les petits morceaux récalcitrants et offrir ainsi un bol propre, lui-même façonné et décoré par les mains habiles des warmis (« femmes » en Kichwa).
 
C’est un rapport presque charnel, un corps à corps entre le yucca et la femme qui prépare la chicha. Lorsque l’une d’elle me tend un bol, je dois l’accepter, car c’est un peu d’elle qu’elle m’offre. Parfois elle continue de tenir le bol pendant que je bois, l’inclinant de plus en plus pour me forcer à avaler, comme une mère ferait avec son enfant en lui disant « Bois mon fils, c’est bon pour toi ». Je trouve cette coutume passionnante, tant par sa symbolique que par sa capacité à resserrer les liens entre les gens : nous buvons tous dans le mêmes bol, chacun à notre tour, nous sommes comme une grande famille, c’est cela l’esprit communautaire des Kichwa.
 
Chez la sœur de Pablo on nous offre aussi à manger. Du yucca, des bananes plantains et de la viande que les hommes ont ramenée de la chasse. Je respecte profondément ces personnes qui savent subvenir à leur besoins grâce à la nature, avec tant de respect et d’humilité. Ils construisent eux-mêmes leurs maisons en bois et utilisent des feuilles pour le toit, fabriquent l’assiette dans laquelle ils mangent, la pirogue grâce à laquelle ils se déplacent, allument le feu sur lequel ils cuisinent, cultivent le yucca qu’ils consomment, chassent et tuent eux-mêmes l’animal qui agrémentera leurs repas.
 
Ils nous accueillent les bras ouverts, certains se rappellent de nous, « oui, c’est vous qui aviez ramassé toutes les piles et les boites de conserves ». Effectivement, il y a quatre ans, cela avait été l’une de nos activités. Nous avions été choqués de voir toutes ces piles jetées un peu partout, ils les utilisent pour leur lampes torches (il n’y a évidemment pas l’électricité à Pakayaku) puis les jettent lorsqu’elles sont usées, comme ils jetteraient une peau de banane après l’avoir mangée. Nous leur avions expliqué la nocivité des produits chimiques qu’elles contiennent et avions ramené sur notre dos des kilos de piles et de boites de conserve jusqu’à la ville. C’est une véritable (bonne) surprise de voir que c’est ce qu’ils ont retenu de notre passage !
 
Le lendemain de notre arrivée nous plongeons dans le fleuve dès le lever du soleil, vers 6h du matin. Quel bonheur de respirer l’air pur de la forêt, de sentir l’eau fraîche du río filer sur notre peau tandis que le ciel s’éclaircit peu à peu…
 
Pablo vient nous rendre visite, il est accompagné du vice-président (auquel il a apporté la lettre de Sacha Kasha tôt ce matin, je vous joins une photo de cette lettre !) et de trois « Curaca », des hommes qui ont eux aussi autorité dans le village, ils forment le conseil de gouvernement. Ils se déplacent toujours avec une canne de bois chacun, très solide, agrémentée de quelques anneaux de métal argenté : elle est le symbole de leur autorité. Ils nous souhaitent la bienvenue, nous leur parlons un peu de notre voyage pour arriver là, de notre volonté de revenir à Pakayaku pour revoir Sacha Kasha, partager le quotidien de leur communauté et apprendre de leur culture. Nous discutons aussi de l’aide que nous allons apporter à l’école. Puis ils nous informent qu’une « minga » (travail communautaire) a lieu ce matin à Witukyaku, petit village faisant partie de la communauté de Pakayaku situé à une demi-heure de marche.
 
« Voulez-vous venir ? » Bien sûr que oui ! Nous les accompagnons, il s’agit de couper l’herbe du terrain de foot, à la machette. Lorsque nous arrivons ils sont une centaine, pliés en deux, machette à la main, fouettant l’air d’un mouvement sec pour couper l’herbe net. Leurs gestes sont précis, les nôtres beaucoup moins… Il fait une chaleur terrible sous ce soleil de plomb, on s’en rend moins compte lorsqu’on est dans la forêt où les arbres nous offrent une certaine fraicheur. Au bord du terrain, à l’ombre d’un petit abri, ils vont aiguiser leurs machettes à la lime. J’en profite pour aiguiser la mienne. Au bout d’une petite heure, de grosses ampoules décorent ma main droite comme celle de Rémi, la douleur devient difficilement supportable, nous décidons d’arrêter, il faut que notre corps s’adapte peu à peu à ces nouvelles activités. Lorsque la minga s’achève, la « chichada » commence. Je pense que vous aurez deviné le sens de « chichada », il faut comprendre « la fête où on boit de la chicha ».
 
Pablo nous invite à le suivre, nous sommes un petit groupe d’une vingtaine de personnes. Nous nous rendons dans une première maison. Je fais une petite pause pour vous expliquer à quoi ressemblent leurs maisons. Elles sont montées sur pilotis, ce qui créé sous la maison un espace de vie très agréable, ouvert sur l’extérieur, où sont accueillis les visiteurs. Ils utilisent de vielles pirogues, qu’ils découpent dans la longueur, pour former de longs bancs délimitant ce rez-de-chaussée en terre battue. Nous prenons place sur l’un d’entre eux, les hommes sont séparés des femmes, il y a déjà du monde, on commence à discuter. Les gens dont c’est la maison s’occupent d’offrir la chicha, le mari aide sa femme car il y a beaucoup de monde à servir. Parfois les enfants participent aussi. Lorsqu’ils sont plusieurs à servir, chacun fait le tour des convives à son rythme, dans le sens qu’il veut avec un, deux, ou trois bols, et sert les gens les uns après les autres. Du coup, il arrive que le mari et la femme apportent un bol chacun à la même personne au même moment, il en prend alors un dans chaque main, comme si de rien n’était. Ils parlent exclusivement en Kichwa entre eux, langue que je ne comprends pas encore, c’est assez frustrant mais c’est le jeu. C’est un tel plaisir de les sentir si attachés à leur culture, leur langue, leurs traditions, que je prends mon mal en patience, un jour je les comprendrai ! Avec nous ils parlent espagnol donc pas de soucis de compréhension… Ils font beaucoup de blagues, ça rie dans tous les sens, j’essaie de m’en faire traduire quelques-unes par mon voisin !
 
Soudain un homme se lève, fait le tour de l’assemblée, la main dirigée vers la tête de chacune des personnes encore assises. Il dit quelque chose que je ne comprends pas, on m’explique qu’il est en train de nous inviter chez lui. Quelques minutes plus tard, Pablo me fait signe, on se lève, on remercie ceux qui nous ont servi la chicha et on se dirige vers la maison de cet homme qui vient de nous inviter. Nous sommes une dizaine. En fait il y a plein de petits groupes qui vont de maison en maison, à leur rythme, cela permet aussi de ne pas recevoir 100 personnes à la fois dans chaque maison. Cette après-midi-là nous avons beaucoup marché, le ventre lourd de chicha, il nous a fallu faire pas mal de pause pipi car nous avons visité au moins 7 ou 8 maisons différentes… Les effets de la chicha (bien fermentée !) nous rendent joyeux, mon sourire ne me quitte pas, je suis si heureux.
 
Je ne me rappelle plus exactement de l’enchaînement des jours là-bas, nous étions déconnecté du temps, les jours passaient comme on tourne les pages d’un livre passionnant… on voudrait le savourer mais les chapitres s’enchaînent trop vite et le livre s’achève déjà.
 
Un soir, Pablo nous a invité chez lui pour nous peindre le visage avec du « wituk ». C’est un colorant bleu très intense qu’ils extraient d’un fruit après l’avoir fait chauffé auprès du feu. Ils l’utilisent pour se faire de jolis tatouages, qui s’effacent après une semaine environ… J’offre mon visage aux mains expertes de Pablo, il taille de petits morceaux de bois qu’il trempe dans l’encre et dépose délicatement sur ma peau. Je ferme les yeux car il m’éblouit avec la lampe frontale que je lui ai prêtée. Une demi-heure plus tard je suis un autre homme, c’est au tour de Rémi. Il faut faire attention de ne pas trop toucher son visage tant que ce n’est pas sec, le lendemain c’est la fête de l’Enfance, nous serons tout beaux ! (je vous joins une photo)
 
Vers 7 heures du matin nous avons rendez-vous avec le recteur de l’école, il faut que nous sachions dans quelle mesure nous allons aider les élèves et les enseignants. C’est un équatorien, de la ville, cela fait dix ans qu’il est là et au bout de 10 minutes il m’insupporte déjà. Il nous explique qu’ils n’ont aucun moyens financiers, que les salles de classes sont en terre battue, qu’ils n’ont pas internet, que les professeurs de sciences n’ont pas de laboratoires pour proposer des expériences aux élèves… Durant mon séjour à Pakayaku j’ai pu me rendre compte du très faible niveau des professeurs de sciences. Ils dictent la leçon en lisant le livre, les élèves copient docilement mais ne comprennent rien et s’ils posent des questions, les profs ne savent pas toujours y répondre. J’ai passé des heures à les remplacer, pour le plus grand plaisir des élèves qui pigeaient enfin quelque chose !
 
Je trouve absurde de se plaindre de l’absence de laboratoire de biologie par exemple lorsqu’on est entourés de forêt amazonienne… pour l’instant ils continuent d’étudier les plantes dans leurs livres scolaires mais cela pourrait bientôt changer ! Après ces deux semaines à Pakayaku, j’ai revu Sacha et je lui ai fait part de mes observations. Elle m’a répondu : « J’aimerai que tu deviennes le recteur de l’école ». J’étais loin d’imaginer qu’elle me ferait une telle proposition… mais n’allons pas trop vite, pour l’instant je suis en train de discuter avec le recteur et la fête de l’Enfance va commencer. Il fait un discours devant tous les élèves (250 environ) et l’équipe de professeurs (25 je crois). Puis viens notre tour, nous nous présentons, expliquons brièvement notre voyage et les raisons pour lesquels nous aimons tant l’Amazonie. Ce fut une belle journée, les enfants ont défilé avec des pancartes « J’ai le droit d’étudier », « J’ai le droit de faire des erreurs » et même « J’ai le droit de jouer »… génial !
 
Le jour d’après nous avons commencé l’école. Le recteur m’a donné toutes ses heures de cours pendant que lui faisait autre chose… C’était intéressant mais je ne trouvais pas cela normal qu’il ne soit même pas là. Ils ont cours de 7h à 13h et ont toute l’après-midi de libre. Dans l’intérêt des élèves je suis allé le voir pour lui dire que je m’occuperai plutôt des élèves après les cours, en leur procurant une aide personnalisée. Il faut dire que je suis surtout habitué à ce type de cours, l’année 2013-2014 j’avais une dizaine d’élèves à qui je donnai des cours particuliers à Montpellier et ses environs. Je me déplaçai à leur domicile à vélo, ils étaient au collège, au lycée ou même à la fac, et j’avais beaucoup apprécié cette relation privilégiée. Devant une classe entière c’est vraiment différent, en espagnol en plus, avec des élèves qui parlent Kichwa entre eux sans que je puisse comprendre, c’était drôle !
 
Rémi s’occupait des plus petits, et là encore il me disait que les profs demandaient aux enfants de déchirer du papier et d’en faire des boulettes pendant toute la matinée pendant qu’ils pianotaient sur leur ordinateur… Pablo est l’un d’entre eux ! Il faut dire que les profs sont les seuls qui aient un véritable salaire (ils sont payés par le gouvernement) et ont donc les moyens de s’acheter un ordinateur ou une tablette… Vous devez vous demander comment ils rechargent leurs batteries, et bien grâce à des générateurs malheureusement ! Ça fait du bruit, ça pollue, ça utilise du pétrole alors qu’ils luttent contre les entreprises pétrolières, c’est triste, mais ça peut changer ! Si je deviens recteur, j’aimerai former des jeunes à l’installation de petits panneaux solaires car beaucoup de familles utilisent un générateur chaque soir pour avoir la lumière ! Le problème des enseignements qu’ils reçoivent c’est qu’ils n’ont aucune utilité à Pakayaku, cela veut donc dire que les jeunes sont destinés à aller travailler à la ville pour utiliser ce qu’ils ont appris ! Et si les jeunes partent, Pakayaku n’existe plus dans une génération… Il me semble donc important de leur enseigner des choses qui peuvent être utiles à Pakayaku même. Bref, c’est un vaste sujet et je suis très excité à l’idée de faire tout mon possible pour sauvegarder leur mode de vie et leur faire prendre conscience de la nécessité de le protéger.
 
En fin de compte je suis quand même allé tous les matins à l’école, mais je choisissais la classe où j’avais envie d’être, et l’après-midi je recevais parfois la visite de quelques élèves à la maison de Sacha Kasha. Le problème c’est que les élèves habitent parfois un peu loin de l’école et ne peuvent pas venir me voir si facilement que cela. Et puis, certaines élèves ont des enfants (certaines allaitent même durant les cours !) et doivent s’en occuper les après-midi.
 
2015 est la première année où Pakayaku envoie des élèves passer le Bac à la ville, ils n’ont jamais reçu de cours de Physique-Chimie et vont pourtant avoir une telle épreuve ! Leur prof leur a donné un questionnaire très mal fait et il espère que les élèves vont passer des heures à la bibliothèque pour chercher les réponses dans les livres de Physique-Chimie des 6 années précédentes dont ils ne savent rien…  Je passe une matinée entière pour leur apprendre les bases, en essayant de balayer un peu tous les sujets ! C’est un vrai marathon ! Mais j’ai pris plaisir à préparer mon intervention la veille, à écouter leurs questions, comprendre leurs lacunes pour mieux les combler.
 
Un soir je vais aider la voisine en mathématiques. Lorsque j’arrive elle a du manioc plein la bouche. Sa mère est assise par terre, avec un grand bac de bois à ses côtés dans lequel elle écrase la chicha, elle aussi mâche le yucca. Un peu plus tard elle fait de la poterie… que dis-je ? Elle renouvelle son vaisselier ! Je suis impressionné par tout ce qu’ils savent faire de leurs mains, moi qui ai reçu tant d’enseignements théoriques, à leurs côtés je me sens comme un enfant qui doit tout apprendre… j’ai tout mon temps, j’espère que je serai un bon élève !
 
Chaque après-midi les enfants se baignent dans le fleuve, les plus jeunes sont tout nus. Ils passent des heures dans l’eau, à jouer, nager, sauter, plonger. Je les accompagne presque chaque jour, c’est un véritable bonheur. Ils rient, sautent dans mes bras, plongent sous l’eau pour m’échapper lorsque je les poursuis. Les enfants sont vraiment libre de faire ce qu’ils veulent, il n’y pas de route, pas de voiture, pas de passage piéton, on marche où on veut, sans avoir peur de rien, sauf d’un serpent peut-être ! Il y a bien quelques pirogues à moteur qui passent durant la journée mais globalement c’est silencieux, paisible et il est impensable de croiser quelqu’un sans lui dire bonjour.
 
Un jour Pablo veut nous emmener à une cascade. Il n’y ait allé que 2-3 fois auparavant, il faut dire que c’était dangereux de s’y rendre. On y entendait un son sourd et répété, mais depuis qu’un chaman a écarté les mauvais esprits il est sans risque d’y aller et le bruit a disparu. Nous partons à 5 heures du matin, en canoë, son cousin Joël nous accompagne. Après une demi-heure environ nous arrivons à la « chacra » de sa famille, c’est un endroit où ils ont de nombreuses plantations et un abri pour dormir lorsqu’ils y passent le mois d’Aout. Nous allumons un petit feu car Pablo me dit que cela fait longtemps qu’ils n’y sont pas venus, le feu c’est un peu le symbole de la vie dans la forêt, il ne nous servira à rien de pratique. Après un petit bol de chicha, nous marchons une bonne demi-heure dans la forêt, et là, en haut d’une colline, nous arrachons une dizaine de jeunes arbres, ce sont leurs racines qui nous intéressent. En les écrasant tout à l’heure dans l’eau du ruisseau nous endormirons les poissons et pourrons ramener un peu à manger à la maison ! Gare à ne pas se lécher les doigts, c’est vraiment toxique ! Retour à la pirogue, encore un petit quart d’heure de navigation et nous voilà arrivés. Un petit ruisseau se jette dans le fleuve, nous le remontons pendant trois bonnes heures pour arriver à la cascade. C’est parfois un exercice d’acrobate pour ne pas se mouiller l’intérieur des bottes ! C’est splendide, ce petit cours d’eau qui a tracé son chemin au milieu de ces grands arbres. Les chants des oiseaux nous accompagnent, tous plus mélodieux les uns que les autres. Quelle plénitude ! Parfois Pablo ou son cousin s’arrêtent brusquement, ne font plus un bruit, regardent l’eau et d’un geste vif donnent un coup de machette dans l’eau. « Un poisson » me disent-ils, mais ils n’en auront pas un seul de cette façon, ce n’est pas pour rien qu’on les endort ! Un peu plus tard, Joël aura cette même attitude, sauf qu’il fera mouche et tuera un petit serpent venimeux qui se trouvait sur notre chemin. Ouf !
 
Lorsque la cascade apparait, c’est tout simplement magique. Nous nous déshabillons et allons recevoir ces gouttes d’or qui semblent tomber du ciel, c’est exquis. Puis nous montons au-dessus de la cascade à la recherche de palmiers. Pablo en choisi un, il porte une hache depuis des heures, il est temps qu’il s’en serve ! Il abat un palmier d’une quinzaine de mètres, le bruit de sa chute déchire le calme de la forêt, tout de suite après, le silence revient. Après un bon quart d’heure d’efforts supplémentaires, il extrait le cœur du palmier et nous en offre, « mmm… Quel délice ». Il abattra deux autres palmiers et nous ramènerons nos victuailles à la maison. Puis nous partons à la pêche !
 
Nous écrasons les racines en tapant dessus avec une pierre, un liquide blanc colore l’eau du ruisseau. Puis nous descendons le ruisseau, un petit cornet de feuilles à la main pour y mettre les poissons pêchés. Il faut avoir l’œil, être patient, et reconnaitre les bons coins. Petit à petit je comprends et je rempli mon cornet.
 
Nous rentrerons de cette journée le cœur en fête, cette forêt est vraiment merveilleuse. Où que nous posions le regard, la vie est partout, sous toutes les formes, de toutes les couleurs. Nous sommes invités à manger chez les parents de Pablo (où il vit toujours d’ailleurs avec plusieurs de ses frères et sœurs, ils sont douze en tout !). On nous sert les petits poissons que nous avons pêchés, c’est délicieux ! Cela me dérange de ne pas manger avec toute la famille, ils sont dans la cuisine, mangent près du feu, alors que nous sommes assis, Rémi et moi, sur un long banc (fait en pirogue recyclée !) au rez-de-chaussée dont je vous ai parlé, avec une table devant nous ! Je crois que c’est l’une des dernière fois où cela arrive. En effet, Rémi va partir 5 jours avant moi (il doit préparer son retour en France qui approche à grands pas) et dès lors je leur demanderai de ne pas me faire de traitement de faveur, et j’irai manger avec eux, dans la cuisine, assis sur un rondin de bois, mon assiette sur mes genoux.
 
Durant ces deux semaines j’ai passé des heures et des heures à étudier le Kichwa. C’est une langue qui n’a rien à voir avec celles que je connais déjà, le défi n’en est que plus intéressant ! C’est une langue agglutinante, on ajoute des suffixes aux mots pour donner des précisions. Par exemple en ajoutant « –wan » à la fin d’un mot cela veut dire au choix « avec, avec lui, avec elle, avec eux ». Dans phrase « Paywan shamuni », « Pay » veut dire « Il », et « shamuni » veut dire « je viens », vous avez donc deviné que la phrase veut dire « Je viens avec lui ». Là où la langue Kichwa est simple c’est pour les conjugaisons, pas d’irrégularité (du moins pour l’instant je ne suis pas au courant) et uniquement trois temps : passé, présent, futur (apparemment il y en a plus dans un autre dico !). Toute la difficulté réside dans le fait que le Kichwa de Pakayaku n’est pas le même que celui de Sarayaku, ni celui de Montalvo… donc le Kichwa du livre que m’a offert Pablo est un Kichwa unifié, il y a donc de nombreuses différences avec celui que j’entends tous les jours à Pakayaku… Je vous tiendrai au courant de mes progrès !
 
Avec Rémi nous avons passé pas mal de temps dans la maison de Pablo, à aider son père qui égrenait l’« achiote ». C’est un petit fruit qui contient pleins de petites graines rouges. Ils les utilisent pour se faire des dessins sur le visage (mais contrairement au wituk, il part à la première douche !), mais aussi comme colorant alimentaire. Ils en cultivent pas mal pour ensuite le vendre et se faire un peu d’argent. C’est l’occasion pour nous de discuter avec lui, de lui poser toutes les questions qui nous passent par la tête ! Il s’occupe du catéchisme à l’Eglise, je me permets donc quelques questions sur leur façon d’allier croyances ancestrales et religion catholique… Mais cette dernière semble l’aveugler complètement, il n’a pas conscience que les missionnaires ont joué un rôle terrible dans la désintégration de centaines de communautés !
 
Arrive le jour des baptêmes et des confirmations. Il est allé chercher à la ville un évêque (espagnol) spécialement pour l’occasion. La fête se déroule sur deux jours, et c’est l’occasion de faire couler la chicha à flots ! Je ne toucherai que deux mots des cérémonies à l’Eglise (parce que j’y ai assisté, oui, je suis curieux !). Ce qui m’a choqué c’est les visages des gens, on dirait qu’ils se sentent obligés d’être là, leur regard hagard s’envole par les fenêtres. On leur demande de chanter, ils lisent le papier qu’on leur a distribué. Ils ne chantent pas assez fort, les enfants font trop de bruits, la bonne sœur (espagnole) qui accompagne l’évêque et qui a vécu presque 30 ans à Pakayaku fulmine, il faut que les petits indigènes qu’elles a dé-formés soient à la hauteur. Cela me met hors de moi. Surtout qu’avant d’entrer dans l’Eglise, elle est venue discuter avec moi et a osé me demander si j’étais catholique, et lorsque je lui ai répondu par la négative elle m’a dit « il faut que j’en parle à Sacha Kasha, tout le monde ne doit pas pouvoir venir à Pakayaku ». Bref. J’en ai parlé au vice-président par la suite et il m’a dit qu’elle n’avait pas à dire de pareilles choses, que de toute façon elle n’avait aucune autorité. En tout cas les espagnols continuent d’envoyer des missionnaires en Amérique, et les indigènes les accueillent les bras ouverts, que c’est triste !
 
J’ai beaucoup apprécié la tenue des futurs confirmés. Les filles portaient chacune un large panier, une machette, des jupes de paille, les garçons une grande sarbacane, des colliers d’os d’anaconda, des plumes sur la tête (il y en avait même un qui avait un toucan, mort bien sûr, entier, sur la tête). Ils gardent un grand attachement à leur culture, et le mélange avec la religion catholique est assez surprenant. J’ai adoré les chichada des deux jours de fêtes, j’étais accompagné d’un de mes élève et de ses copains, j’ai pu recueillir plein d’informations sur ce que c’est d’être jeune à Pakayaku, comment il retrouve sa petite amie dans la forêt par exemple ! Et puis nous avons marché, marché beaucoup marché, en buvant énormément de chicha à chacune de nos pauses ! Le deuxième jour, Pablo m’a demandé de l’aidé à servir la chicha. Quel honneur ! A mon tour d’effectuer les gestes que je vous ai décrit au début de ce message, le plus naturellement possible, comme si j’avais fait cela toute ma vie. Il y a beaucoup de monde, les gens font comme si j’étais l’un des leurs, je suis profondément heureux. Il y a un détail dont je ne vous ai pas fait part jusqu’à présent et qui va prendre toute son importance. Lorsqu’on me tend un bol de chicha je peux dire « upichu », ce qui signifie « on boit tous les deux ». Celui ou celle qui me sert doit boire en premier. On peut faire moitié-moitié ou boire chacun un bol entier. Dans ce dernier cas il (ou elle) doit me montrer le bol vide avant qu’il (ou elle) aille le remplir de nouveau pour moi. Maintenant que c’est moi qui sers la chicha, je me rends compte qu’ils me font pas mal boire de cette façon… et j’ai vite la tête qui tourne ! Je me prends au jeu, je maintiens parfois le bol pour les forcer à boire… et puis j’offre de la chicha aux sœurs de Pablo, à sa mère, qui m’en ont tant fait boire. Je me sens véritablement accepté à ce moment-là.
 

A la fin du premier jour de fête, une sœur de Pablo me fait un nouveau tatouage au Wituk (je vous joins une photo), je trouve ce rituel génial. Un dessin éphémère qui exprime un peu nos humeurs. Du plus petit enfant aux adultes mariés, tous se peignent le visage. Ils sont magnifiques. Les parents de Pablo m’invitent le lendemain matin à 3h du matin pour boire la Guayusa. C’est une infusion de feuilles du même nom qui a des vertus médicinales et énergétiques (elle contient plus de caféine que le café vert, le thé vert ou la guarana, voir ici). En fait ils se réveillent tous très tôt à Pakayaku, vers 3-4h du matin (ils se couchent vers 8h du coup !). Aux premières heures de la journée ils ont l’habitude de tisser des paniers, de fabriquer des filets de pêches, de préparer à manger… Mais cette matinée-là est spéciale, ils ont invité beaucoup de monde, et nous buvons de la guayusa tous ensembles, au son des tambours. Trois jeunes tapent sur leurs tambours, déambulant au centre de l’assemblée. J’ai du mal à entendre ce que me dit mon voisin ! Un peu plus tard nous prenons les tambours à notre tour, et frappons tous les deux, en rythme, durant un long moment… Le jour se lève peu à peu, la brume s’efface de la cime des arbres, une belle journée s’annonce. À 7 h je vais donner mes cours, pas si fatigué que ça finalement, la guayusa fait son effet !

Un matin, le père de Pablo m’annonce que sa fille ainée a accouché pendant la nuit, en compagnie de sa maman. En toute simplicité.
 
Lorsque je décide de partir de Pakayaku le vice-président me dit qu’il va lui aussi allé à la ville, qu’il part le lendemain à 7h, en canoë à moteur. Il était censé venir me récupérer mais il n’est pas venu, trop soul de la veille ! A vrai dire, moi aussi je n’étais pas bien frais, nous avions dansé jusqu’à une heure du matin (le jour où je m’étais levé pour 3h !) Je partirai le jour d’après, à pied, seul, dans la forêt. C’était très excitant de partir seul, d’avoir les chants des oiseaux pour moi tout seul. J’étais pas mal chargé cette fois-ci mais heureusement je n’ai pas eu trop de pluie ! Je me rappelai assez bien du chemin, nous l’avions fait quinze jours plus tôt. Puis j’ai rejoint Puyo et j’ai retrouvé Sacha Kasha. Elle m’a fait cette belle proposition, je lui ai promis de revenir d’ici un ou deux mois pour qu’on en parle un peu plus sérieusement. En revenant à Shiripuno j’avais toujours mon tatouage au Wituk, je me sentais fier de ma nouvelle identité!
 
Je suis ensuite parti pour le Pérou, mon cousin Julien y passait un mois à Cuzco et Maëva m’a rejoint là-bas pour trois semaines en amoureux. De nouvelles aventures en perspectives…dans le prochain mail !
 
Je suis actuellement à Cuzco, je retourne demain ou après-demain en Équateur, Sacha Kasha m’attend de pied ferme ! Qui sait ce que me réservent les prochaines semaines ? En décembre c’est la fête de Pakayaku, qui a lieu tous les deux ans et dure 4 jours. Un peu avant les fêtes les hommes partent deux semaines en pleine forêt pour chasser, ils m’ont invité, j’ai hâte d’aller me perdre avec eux!
 
Je vous embrasse bien fort,
Vous pouvez redescendre de mon épaule, retourner à vos occupations, ce fut un plaisir de vous avoir près de moi.
 
Jonathan

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