Mail 28

Bonjour à toutes et à tous,
 
Les toucans et les pumas, les serpents vénéneux et les araignées toutes velues, les fleuves, les poissons, les bagres, les bocachicos et les barbudos, les arbres tout petits comme les plus majestueux, toute la forêt amazonienne et ses habitants nombreux et colorés se joignent à moi pour vous souhaiter une belle et heureuse année 2016. J’espère que vous avez passé de joyeuses fêtes, j’imagine le sapin, la bûche de Noël, les cadeaux, puis le feu d’artifice du 31, le champagne, le foie gras, les embrassades,… en revanche, j’étais bien loin d’imaginer l’effervescence, l’ivresse, la folie des fêtes auxquelles j’ai eu la chance de prendre part à Pakayaku. Je vous emmène sur mon épaule, vous allez tout voir, tout sentir, boire les mêmes breuvages que moi, marcher sous le soleil et sous la pluie pendant de longues heures, jouer du tambour des nuits entières et découvrir les coutumes millénaires de ces indiens Kichwas si fiers de leurs racines.
 
On m’explique que les fêtes ont lieu dans 7 maisons différentes, qu’on appelle casas de prioste (prononcer priosté). Elles sont sacrément éloignées les unes autres, toutes le long du fleuve, plusieurs kilomètres séparent la plus en amont de celle qui se situe le plus en aval. Le propriétaire de chaque maison (le dueño del prioste) et sa femme (la  dueña del prioste) recrutent une vingtaine de personnes qui vont les aider (les ayudantes) : une dizaine d’hommes qui vont partir 12 jours en forêt pour chasser (sans revenir au village durant toute cette période) et leurs épouses respectives qui vont rester dans la casa de prioste pour préparer la chicha, faire des mokawa (les bols en terre cuite dans lesquels on boit la chicha) et les peindre de milles motifs magnifiques. Tout cela pour la fête qui aura lieu au retour des hommes, et qui durera 4 jours !
 
Tout a commencé le jeudi 10 décembre par la minga du bois. Pour ceux qui auraient oublié, une minga c’est un travail communautaire. Chaque prioste a coupé du bois en forêt, et il s’agit de le ramener dans chacune des 7 maisons, bois qui servira à la cuisson des poteries, de la nourriture et du yuca (manioc) pour la chicha. Les gens se répartissent naturellement, il n’y  a pas de liste pour dire « toi tu vas aider telle maison ». Avec Moïses (le frère de Rosa, avec qui je suis en couple, vous ne saviez pas ? Ah bon ? C’est encore une histoire à vous raconter, on verra si ce mail n’est pas trop long sinon ce sera pour le prochain !) et sa mère Marlène nous choisissons d’aider la maison la plus proche de chez nous.
 
Nous marchons une vingtaine de minutes, montons une colline et redescendons avec un gros tronc chacun sur l’épaule, tandis que Marlène a rempli sa canasta (en Kichwa ashanga : grand panier, exclusivement fabriqué par les hommes, fait d’éclisses de lianes tissées que l’on transporte grâce à une lanière en écorce de balsa posée sur le haut du crâne et passant sous la panier. Il repose donc sur le dos et permet de porter tellement de choses ! Il imprime sur la tête une pression souvent douloureuse, et les cervicales ne sont pas épargnées ! « Tu t’habitueras » me répète-t-on… Lorsque nous partons à la chacra, leurs plantations, nous revenons avec des canastas pleines de bananes, de yuca, d’ananas, de papayes, de patates douces, de cannes à sucre, chacun portant un panier à sa taille, du plus lourd pour les femmes adultes, jusqu’au plus léger et plus petit pour les enfants, chacun participe. Les hommes utilisent habituellement des chicra, sorte de filet de corde fine qu’ils tissent et qu’ils portent en bandoulière, sur le front lorsqu’il est bien chargé ou attaché autour de la taille lorsqu’ils pêchent pour y mettre les poissons et éviter qu’ils ne retournent à l’eau).
 
Je disais donc que nous sommes allés récupérer du bois sur la colline et l’avons amené à l’une des sept maisons. Là, le bois s’amoncelle en un gros tas sous la maison, qui est montée sur pilotis. Puis chacun entreprend de découper six petits morceaux de bois qu’il ficelle avec ce qu’il trouve, un morceau de liane qui traine par ci par là ou une fibre de paja toquilla (plante très utile pour les Kichwa, ils les utilisent pour tisser les toits de leurs maisons notamment). L’objectif est d’aller déposer un petit morceau de bois dans chacune des six autres maisons. J’y vois le symbole d’apporter son aide à chacune des maisons accueillant la fête. Nous sommes un groupe d’une quarantaine de personnes à arpenter les sentiers de Pakayaku, nous marchons au moins 3 heures, croisons les groupes des autres maisons, leur petit ballots de bois sous le bras. C’était assez fatiguant mais tellement intéressant, cette sensation de faire partie d’un groupe, d’une communauté, de ne former qu’un.
 
Après cette longue marche sous le soleil commence une chichada, comprendre qu’ils vont boire de la chicha, dans chacune des maisons. Cela ne me tente pas vraiment à ce moment-là et je décide d’aller travailler avec Yaku. Oui, Yaku, ce gamin de 13 ans, un frère de Rosa, avec qui je m’entends très bien. C’est lui qui m’a vraiment donné envie d’écrire sur les enfants de Pakayaku, et pour savoir s’il pourrait se débrouiller sans les adulte je lui ai proposé de construire un abri, juste lui et moi. Nous avions déjà défriché un morceau de terrain et coupé 4 arbres pour faire les piliers. Cet après-midi-là nous avons fixé des troncs plus fins à l’horizontale. C’est un vrai plaisir de construire cette petite maison avec Yaku, c’est comme un jeu, j’observe comment il choisit les bons bois, je lui donne quelques idées qu’il ne trouve pas toujours mauvaises, on s’amuse bien. Nos seuls outils : la machette et quelques clous ! On en fera une salle de jeux pour tous les enfants, et pour le grand enfant que je suis !
 
Le Vendredi 11 décembre c’est chichada de bon matin ! Les chasseurs partent en début d’après-midi. J’avais beaucoup rêvé que je pourrais y aller mais les équipes d’ayudantes semblent déjà formées. Pablo, un des frères de Rosa (oui, vous vous dites qu’ils nombreux c’est ça ? Douze frères et sœurs, un enfant tous les deux ans, c’est une moyenne respectable  en effet!), qui est ayudante dans la maison la plus en amont me dit qu’il a parlé au dueño de son prioste et qu’il est d’accord pour que je parte avec eux. Cette proposition très excitante est balayée par ces quelques mots de Rosa « tu iras à la chasse avec Moïses pour le baptème de Matías et de la Pequeña » (Matías c’est le fils de Rosa, et la Pequeña c’est le surnom de la fille de Moïses). Je ne peux qu’accepter la sentence, il faut dire que c’est en couple que l’on participe à ces fêtes, Rosa n’a peut-être pas envie de se rendre tous les jours, pendant dix jours, travailler dans la maison d’un prioste, faire des dizaines de poteries, passer des heures à les peindre, et faire de la chicha des jours durant. Je suis un peu triste mais c’est ainsi.
 
Nous nous rendons à la chichada. Les ayudantes de toutes les maisons sont réunis, et de nombreuses personnes du village viennent eux aussi participer à la fête. Lorsqu’on arrive dans une maison de prioste, chacun des ayudante (dont ce n’est pas la maison à laquelle il appartient) joue du tambour sous le toit de la choza (maison qui n’est en fait qu’un toit en feuille, les quatre côtés de l’abri étant complètement ouverts. De longs bancs font le tour de la maison, certains sont de vieux canoës coupés dans la longueur). Ils sont les uns derrières les autres et tournent en rond, frappant un rythme régulier de trois coup forts, un coup faible. Il y a énormément de monde, peut-être 200-250 personnes. Les ayudantes dont c’est la maison de prioste servent la chicha. Une poterie dans chaque main, ils se précipitent sur l’un des ayudantes, portent l’un des bols à ses lèvres, le forçant à boire. Le second est utilisé comme une menace amicale : « si tu ne bois pas je te baigne de chicha ». Et c’est ainsi qu’ils se retrouvent tous trempés de chicha, des morceaux de yuca dans les cheveux, sur leurs chemises, leurs pantalons et même jusque dans leurs bottes. Le sol devient vite gadouilleux sous les flots de chicha qui s’y déversent inévitablement. Celui qui vient de subir l’assaut sourit, passe sa main dans ses cheveux pour les essorer comme il peut, essuie son tambour s’il lui reste un morceau de tissu sec sur lui, puis se remet dans la ronde. Les gens qui ne sont pas ayudante sont en périphérie, ils observent la fête. On vient aussi leur servir de la chicha, personne n’est épargné !
 
L’un de mes amis me prête son tambour, il semble avoir besoin d’une petite pause ! Je rentre dans l’arène, le son des tambours résonne dans tout mon corps, c’est l’euphorie complète. Je me jette dans la ronde, et très vite on vient me baigner de chicha : la fête peut commencer ! Ce sont les femmes qui viennent chercher les hommes pour danser. Elles tirent par le bras ou la chemise l’un des ayudantes et la danse commence. La femme baisse légèrement le buste et entreprend des mouvements de la tête, ses cheveux longs et noirs dessinent de grands cercles dans les airs. Son corps se meut au rythme des coups de tambours de son partenaire de danse. Certaines se rapprochent tout près, empêchant à l’homme de jouer de son instrument, il s’agit alors pour lui de se déplacer pour éviter les assauts de la danseuse en furie. C’est un exercice de style que de danser en botte dans la gadoue, on glisse, manque de tomber, le corps ruisselant de chicha, le cœur battant au rythmes des coups de tambours de la cinquantaine d’ayudantes survoltés. Je ressors complètement trempé, des morceaux de yuca dans les cheveux et sur mes habits, je suis si heureux de pouvoir assister à un tel spectacle. Malheureusement d’ici quelques heures ils vont partir à la chasse et je ne serai pas du voyage !
 
Nous visitons les autre maisons de prioste, buvons encore beaucoup de chicha. J’ai envie de participer au départ des chasseurs, on m’a dit que c’était impressionnant. Dans l’une des maisons on vient me voir et me dire « tu ne veux pas venir en tant qu’ayudante avec nous ? ». Je réponds en souriant que ce n’est pas moi qui décide, il faut en parler à Rosa. Je vois qu’il part en discuter avec Rosa. Puis mon attention est attirée par autre chose, je discute avec mon voisin. Le temps passe et soudainement il me dit « regarde, Rosa est en train de servir de la chicha, ça veut dire qu’elle a accepté que vous soyez ayudante ». Je n’en reviens pas, elle a accepté, je vais partir 10 jours en forêt, à la chasse, mais je n’ai jamais tiré un coup de feu et je n’ai pas de fusil… Je me jette allègrement dans l’inconnu, me lève, et part servir moi aussi de la chicha, c’est parti ! Ayant bien observé leur façon de faire, je reproduis leurs gestes le plus naturellement possible, comme moi aussi j’avais fait cela toute ma vie. Je n’ai pas l’impression qu’ils réagissent différemment lorsque c’est moi qui les sers, ils ont compris que je ne suis pas un observateur qui épient leurs traditions, appareil photo dans la main, je vis l’instant comme eux et j’ai le sentiment qu’ils me respectent et m’acceptent d’autant plus naturellement. Je dois avouer que c’est là mon plus grand plaisir.
 
Le départ des chasseurs approche. Au centre de la choza le dueño del prioste depose cartouches de fusils, boites d’allumettes, piles, fil à coudre et aiguilles. Nous sommes huit ayudantes, tout est divisé en huit, je me retrouve avec 9 cartouches, une boite d’allumette, 2 piles, une bobine de fil et deux aiguilles pour recoudre mes habits si je les déchire en forêt. Ensuite les hommes jettent au centre de la choza de lourds paquets : de l’argile empaquetée dans des feuilles qui servira aux femmes pour faire les poteries. Ils les jettent assez violemment, comme s’ils disaient « tenez, débrouillez-vous, nous on part en forêt ». Puis c’est la cérémonie de départ des chasseurs. Nous nous réunissons en dehors de la choza, ceux qui ont des enfants en bas âge les portent sur le dos, Rosa me tend son fils ! Une femme s’approche de nous et nous barbouille le visage d’achiote (ce fruit est un colorant naturel rouge intense, qui peut aussi servir comme colorant dans la nourriture) puis une autre arrive avec de longues branches d’ortie et les passent sur nos corps, sans éviter les enfants qui se mettent à pleurer bruyamment. Des coups de fusils sont tirés en l’air, l’euphorie est générale.
 
Je rends son fils à Rosa. Ici les enfants ne sont pas élevés en dehors des réalités de la vie. Leurs mères les portent pendant les chichada, pendant qu’elles dansent, qu’elles travaillent dans les plantations, qu’elles vont chercher du bois… ils grandissent dans la vie, ne sont pas traités comme des êtres incapables de quoi que ce soit, attachés dans une poussette, c’est ce qui fait leur force lorsqu’ils grandissent, on leur confie toujours des tâches, et pas seulement de « mettre la table » comme chez nous en France… Les enfants (de 7 ans !) gardent les plus petits lorsque leurs parents sont occupés, font la cuisine, partent à la pêche,… En parlant d’orties, c’est ainsi qu’ils punissent les enfants. Ils ne les frappent pas mais les caressent avec une feuille d’ortie. Il existe même un verbe pour cela : « ortigar » que l’on peut traduire par « ortifier » si on veut, à vous de l’utiliser pour qu’il se répande ! D’une certaine manière je trouve que c’est beaucoup moins violent qu’une fessée ou qu’une claque. Lorsque l’un des enfants se comporte mal, les parents envoient un autre enfant chercher une feuille d’ortie. C’est une mise en garde : « si tu continues, tu sais ce qui t’attend » et souvent cela suffit et l’enfant se calme. Il arrive aussi aux adultes comme aux enfants de s’ortifier volontairement (assez simple d’utilisation ce verbe vous voyez) lorsqu’ils ont mal quelque part et cela semble fonctionner ! L’ortification (encore un mot qui est une évidence quand on y pense) doit provoquer un afflux sanguin plus important et cela fait passer la douleur, je ne sais pas, l’important est que cela marche non ? Bref, tout ça pour dire que je ne suis pas choqué d’avoir porté le fils de Rosa pour cette cérémonie et qu’il se soit mis à pleurer, tout le monde est de la fête !
Nous rentrons à la maison, notre départ aura lieu demain matin finalement. J’ai le temps de faire une petite lessive au río et je pars me coucher tôt. Je passe une nuit difficile, je me réveille avec de la fièvre. Rosa me conseille de rester mais je refuse, cette opportunité est tellement exceptionnelle, les fêtes de Pakayaku n’ont lieu qu’une fois tous les deux ans. Je prépare mon sac..
 
La suite arrive dans les prochains jours…
 
Je vous embrasse,
 
Jonathan
 
PS: je vous joins une petite photo, c’est juste un precu de la suite de l’aventure, il y aura plus de photos dans le prochain message, un frère de Rosa a eu la bonne idée de prendre des photos de la fête !

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Jonathan Rebouillat
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