Mail 31
Bonjour à toutes et à tous,
Voici le dernier mail concernant les fêtes de Pakayaku! Bravo à ceux qui ont eu le courage de tout lire jusqu’à présent, et bon courage à ceux qui comencent maintenant ! Pour voir les photos et les vidéos suivez le lien en fin de message, mais lisez d’abord!
La fête de Pakayaku commence maintenant… elle durera 4 jours…
Avant toute chose, pour que les choses soient claires et que vous ne vous fassiez pas trop de soucis, je vais éclaircir cette histoire de gringos. Ils appellent « gringos » les personnes étrangères, et en particulier celles qui viennent tuer des gens en leur coupant la tête. Les Shuars (une autre éthnie indigène de la forêt amazonienne Equatorienne) pratiquent la réduction de tête (tsantsa). Ils tuent un ennemi, lui coupent la tête puis la réduisent (ils enlèvent tout le crane, ne gardent que la peau, puis la font cuire je crois). Elle a ensuite la taille d’un avocat, vous pouvez trouver des images sur internet (tapez « tsantsa shuar »). À Pakayaku, ils auraient vu des gens étranges, déguisés en « blancs », et c’est ainsi que la rumeur de la présence de gringos dans le village s’est propagée. Shuar ou pas Shuar, je n’en sais rien. On a même dit qu’un garçon et une fillette allaient être leur cible durant les fêtes, mais il ne s’est rien passé de tel, bien heureusement. Une milice surveillait Pakayaku la nuit, armée de fusils et de machettes. J’ai vu la présidente pendant les fêtes et j’ai donc pu conclure que les propos qu’on lui avait prêtés étaient complètement inventés. Bref, toute cette histoire pour que vous sachiez que tout n’est pas si rose dans la forêt mais que bien souvent les ragots dépassent largement la réalité.
Rappelez-vous, nous nous sommes arrêtés sur une page au bord du fleuve et nous discutons un moment avec les autres ayudantes, tout en buvant les premiers litres de chicha… Dans leurs pirogues on aperçoit leurs tambours, leurs couronnes de toucans, de carunzis, de perroquets. Leurs visages sont peints de wituk (un fruit que l’on chauffe au coin du feu et qui contient alors un pigment bleu très puissant, les peintures sur la peau peuvent rester jusqu’à 15 jours), certains se sont dessiné des lances, d’autres ont la moitié (ou même la totalité) du visage bleu. Ils me posent évidemment la question que l’on se pose entre chasseurs : « Qu’est-ce que tu as tué ? », et moi de leur expliquer qu’à défaut d’avoir tué un animal j’ai beaucoup marché et que la chance ne nous a pas vraiment sourit.
Après avoir bu suffisamment de chicha nous remontons dans la pirogue et nous dirigeons vers Pakayaku. Une demi-heure plus tard nous arrivons. Après ces douze jours en autarcie dans la forêt, c’est un plaisir de retrouver des visages connus.
J’ai à peine le temps de prendre une douche et de me raser, que Ramiro me presse déjà pour que nous allions dans la casa del prioste. Rosa et María (l’épouse de Ramiro) sont déjà en chemin, elles emmènent la viande que nous avons chassée. En arrivant je salue les autres ayudantes. Ils sont en train d’accrocher sous le toit de la choza le fruit de la chasse et de la pêche des 8 ayudantes. Des bouts de viande pendent quelques mètres au-dessus de nos têtes, ils y resteront jusqu’au troisième jour de la fête (je vous joins une photo). On nous sert de la chicha, bien fermentée… je vois ce qui m’attend pour les jours prochains ! Une femme apporte deux feuilles de bananiers qu’elle pose au sol, au centre de la choza. Elle y dépose ensuite des dizaines de yucas et de bananes plantains bouillis, et enfin un gros bol en terre cuite contenant de la viande fumée cuisinée dans un bouillon. Un petit bol avec du piment est aussi présent. Le dueño de la casa del prioste nous invite à venir manger. Les femmes mangent avec la dueña à 3 mètres de nous, autour d’un repas identique, toutes accroupies. Nous nous dirigeons vers la nourriture et commençons à manger. C’est délicieux, et puis j’avais bien faim : il est 17h et c’est mon premier repas de la journée si l’on exclut la chicha. Les hommes préfèrent se relever, un morceau de viande dans une main, un peu de yuca dans l’autre, et manger debout, en cercle. L’ambiance est joyeuse, ils se racontent des histoires et des blagues, que je ne comprends pas… mais cela ne m’empêche pas de savourer ces instants de convivialité. L’un de mes compagnons m’offre un toucan (sans la viande évidemment) pour que Moïses me fasse une couronne, je le remercie du fond du cœur. Avant de partir, le dueño nous donne rendez-vous le lendemain à 3 heures du matin.
En fin d’après-midi je vais laver du linge à la rivière avec Rosa et son fils. Elle me raconte les longues journées qu’elle a passé à faire des poteries (mokawa) et à les peindre. Elles ont aussi fait de la chicha pendant trois jours entiers, remplissant pas moins de 35 tinajas (grosses poteries d’un mètre de haut, je vous joins une photo). Puis nous allons dans la maison de Maïra (24 ans), sa sœur, pour se peindre de wituk. Je m’abandonne sous les doigts experts de Pablo, un frère de Rosa (32 ans). Mon tambour n’étant pas encore terminé, je demande à Ramiro quand nous allons le finir. Il me dit que demain matin, à 1h30 il le terminera avec Moïses. Vers 23 heures nous allons dormir. La nuit promet d’être courte.
Mercredi 23 Décembre (1er jour de fête) – Shamunguishi – On arrive (comprendre : Retour des chasseurs)
Je me réveille à 2h et file voir Moïses et Ramiro qui terminent mon tambour, je regarde attentivement leurs gestes précis. Des bruits de tambour résonnent un peu partout, tout le monde se prépare pour la fête. Ils me remettent mon instrument, je les remercie du fond du cœur. Il ne me manque plus que la baguette, je la fabriquerai chez le dueño me disent-ils.
A 3 heures nous arrivons à la casa del prioste. L’ambiance est assez calme. Le générateur est en marche, une ampoule brille au centre de la choza. Je parle avec deux autres ayudantes, leur dit que je n’ai pas de baguette pour mon tambour. L’un d’eux se lève, part sur un chemin dans la forêt, machette à la main. Il revient un instant plus tard avec une longue branche de balsa. Il m’en découpe un morceau, enlève l’écorce, la taille proprement et m’en fait une baguette de tambour flambant neuve ! Magique !
C’est parti, nous commençons notre ronde. Le tambour en bandoulière sur l’épaule gauche je frappe les traditionnels 3 coups forts, 1 coup faible, suivant mon compagnon ayudante juste devant moi. Je dois régulièrement baisser la tête pour éviter les poutres de la maison, je suis vraiment beaucoup plus grand qu’eux… Le dueño n’arrive pas à faire fonctionner la guirlande électrique qu’il a installée dans un petit abri qui accueillera l’enfant Jésus, j’y reviendrai. Je passe un bon moment à tester chacune des ampoules et je répare la guirlande, nous sommes sauvés ! Nous jouons du tambour jusqu’au lever du jour, puis un repas est servi. Ensuite c’est parti pour la chichada. Il est 7 heures. Nous allons dans une autre maison où tout le monde est réuni. Les ayudantes jouent du tambour, les femmes dansent, la chicha coule à flot.
Toutes les maisons ne jouent pas le même rôle. Les plus importantes, au nombre de quatre, s’appellent « Lanzas » (lances). Les propriétaires de ces 4 maisons réalisent une danse particulière dans chacune maison que nous visitons (sur une des vidéos que je partage avec vous on peut la voir, ils ont des couteaux en bois, des couronnes de plumes magnifiques et des grelots aux genoux). Deux des sept maisons s’appellent « Niño », celle où je suis ayudante est l’une d’elle. « Niño » veut dire « enfant », en référence à l’enfant Jésus. Dans ces maisons un petit abri accueille un petit Jésus (cf photo) que nous veillerons toute la nuit du 24 au 25. On remarque ici le mélange qu’ils opèrent entre leurs traditions et la religion catholique. La dernière maison n’a pas de rôle particulier.
Nous allons de maison en maison, au rythme des invitations. Je m’explique. Lorsque, par exemple, nous sommes dans la maison d’Orlando, nous savons que la suivante et celle où je suis ayudante. Lorsque le dueño de notre casa de prioste estime qu’il est temps d’y aller, il nous réunit dans un coin de la choza. Nous levons alors tous le bras en même temps en criant « Venez, venez, venez nous rendre visite » (pas en Français, en Kichwa évidement) et partons en jouant du tambour, les femmes nous emboitent le pas. Les gens que nous venons d’inviter restent généralement encore un petit quart d’heure avant de partir de la maison d’Orlando. Nous arrivons dans notre maison, et attendons les invités. Rosa me tend 2 mokawas (poteries) qu’elle a fait et peintes et me dit « c’est pour que tu serves la chicha, ne les casse pas ! ». Les gens arrivent, les ayudantes entament leurs marches circulaires, ils sont si nombreux que plusieurs cercles concentriques se forment. Lorsque l’un des ayudantes veut changer le sens de rotation il pousse un cri aigu et se retourne, chacun pousse alors un cri similaire en se retournant lui aussi. Je m’approche de l’un d’entre eux, souvent ceux que je connais le mieux (où ceux qui m’ont beaucoup baigné de chicha !), lui porte unemokawa aux lèvres en lui criant « Kay ala » (bois mon ami – ceci dit en passant, j’aime bien l’idée que le mot « ala » veuille dire « ami », il y a des gens à qui il faudrait rappeler que l’islam n’incite ni à la violence ni à la haine). Avec la mokawa que je tiens dans l’autre main je le baigne de chicha. Je cours ensuite me ravitailler en chicha, trempant une mokawa dans le seau « pour boire » et l’autre dans le seau « pour baigner » (il y a plus de morceaux dans cette dernière !) puis je pars servir une autre personne. Je mets un point d’honneur à partir servir les gens les plus éloignés, les enfants, les personnes âgées. En fait, lesayudantes boivent énormément de chicha et rechignent parfois à boire, buvant une ou deux gorgées puis repoussant le bol (en tout cas c’est ce que, personnellement, je finissais par faire lorsque je sentais l’alcool me monter à la tête) alors que les personnes éloignées du centre névralgique de la fête (la choza où tout le monde danse et joue du tambour) à qui je donne de la chicha finissent souvent toute la chicha que contient la mokawa que je leur tends et me remercient.
Certaines personnes ont le privilège d’être assises, de recevoir une mokawa de chicha et de la garder dans leurs mains : les dueños de prioste, leurs femmes, les curacas et les fiscales (les dirigeants du village) ainsi que la présidente parfois. Les personnes les plus âgées s’assoient elles aussi mais on leur sert la chicha sans leur laisser la mokawa dans les mains.
Nous marcherons beaucoup toute cette journée, allant de maison en maison, frappant sans relâche sur nos tambours tachés de chicha. Vers 15 heures nous estimons, Rosa et moi, qu’il est temps d’aller se reposer un peu. La chicha nous a rendus joyeux, c’est le moment d’arrêter pour ne pas finir ivres ! En rentrant je rencontre un religieux (un colombien) qui est venu pour donner une messe demain et après-demain. La première célèbrera le baptême d’une dizaine d’enfants, la seconde aura pour objet la célébration des nouveaux curacas et fiscales (ils ont déjà été élus voilà un mois mais n’entreront en fonction que le 25 Décembre).
Jeudi 24 Décembre – Sisamandana – Décorations de fleurs
Le lendemain nous nous rendons dans la casa del prioste à 7h. Cette fois ci je porte ma couronne de toucan, et une poterie en forme de corne de brume que m’a fait Rosa dans laquelle on souffle, comme pour ajouter un nouveau son à la liesse des cris, des tambours et des flûtes. Nous prenons un repas puis nous allons à la messe. Dans l’église nous avons gardé nos couronnes et nos tambours. Le prêtre crie vraiment fort, c’est assez insupportable. Il nous parle de la naissance de Jésus, de ce jour de Noël où des messes sont célébrées sur toute la planète… Nous sommes pourtant si loin de n’importe quelle autre messe de Noël… A peine terminée la célébration nous reprenons nos rondes rythmées, sur la grande place du village.
Aujourd’hui c’est le jour des fleurs (sisa en Kichwa). Nous retournons à la casa del prioste et emportons chacun trois grandes palmes vertes (qu’ils appellent « ramos ») que nous allons déposer dans les trois maisons en aval de la nôtre. Celles-ci sont dotées d’épines tout à fait… piquantes ! Lorsque je demande pourquoi ils ont choisi cette palme épineuse, la seule réponse que j’obtiens est « c’est comme ça, c’est la tradition » ! Nous portons nos palmes de maison en maison, et à chaque fois c’est le même scénario : les rondes sous la choza, les danses, la chicha qui coule à flot. Je ne m’en lasse pas, tout le monde est joyeux, heureux. Et puis une grande énergie se dégage de ces rites. Personne n’organise le déroulement des festivités, je sens comme une force supérieure qui leur dicte de faire les choses dans tel ordre, de telle façon.
Nous marcherons ainsi toute la journée, sous un grand soleil puis sous la pluie diluvienne. Rien n’entame la ferveur qui nous anime, pas même la boue dans laquelle nous pataugeons des heures durant. Même en marchant nous frappons nos tambours, 3 coups fort, un coup faible. Nos corps et nos cœurs se sont mis au diapason. Les pates du toucan que je porte sur la tête me font des chatouilles dans le cou, la nature est belle, elle nous offre de jolies feuilles pour nous protéger de la pluie. Les femmes portent leurs bébés, les hommes leurs tambours, et tout le monde protège ce qu’il transporte !
Nous sommes le 24 Décembre, ce soir nous devons veiller toute la nuit ! La fête n’a lieu que dans les deux maisons « niño » : celle où je suis ayudante (de minuit à 6h du matin) et une autre maison très proche, à 5 minutes à peine (de 18h à minuit) ! Au rendez-vous, vous l’aurez deviné, il y a beaucoup de chicha mais aussi de la musique ! Ils allument le générateur, une ampoule s’allume, ils branchent la musique et mettent le volume à fond. La choza se remplit rapidement de danseurs. Ce sont le plus souvent les hommes qui invitent les femmes ce soir-là! Mais rappelez-vous, parfois ce sont les femmes qui nous tirent par le bras alors que nous jouons du tambour. Elles dansent un moment, puis nous rejettent brutalement ! Parfois on vient me demander l’autorisation d’inviter Rosa à danser… J’accepte à chaque fois, bien évidemment, et je la vois partir danser, son enfant dans le dos. Leur danse est vraiment très simple, ils se disposent l’un en face de l’autre, sans se toucher (rares sont ceux qui se prennent les mains), et bougent leurs corps avec une grande retenue. Le plus souvent leur regard est lointain, leur bouche trahit leur ennui. À vrai dire je ne prends que peu de plaisir à danser, surtout que les mêmes musiques tournent en boucle ! Ces musiques sont en Kichwa le plus souvent, accompagnées d’un clavier de piano possédant une boîte à rythme.
Soudain la musique s’arrête, et les tambours refont leur apparition. J’aime déjà beaucoup mieux ça. Je pars inviter une femme à danser. Elle se lève et entame ses rondes autour de moi, balançant ses longs cheveux noirs en cercles. Une vraie énergie se dégage de ces danses traditionnelles, tout le contraire de ce qui précédait. Je m’évertue à taper sur mon tambour malgré ses assauts, puis elle part se rasseoir. Nous ne sommes que 5 ou 6 à taper du tambour, du coup l’ambiance est vraiment particulière. Tout le monde est assis et regarde les deux ou trois couples qui dansent. Certains vont se rasseoir, ne restent que Moïses et moi, au centre de la choza, frappant nos tambours avec force. Je sens que les gens attendent le retour de la musique pour danser à nouveau. Je fais un signe indiquant à Moïses que je me retire. Il reste seul et part inviter une femme à danser, puis une autre,… Certains lui disent gentiment « allez Moïses, ça suffit », mais il reste sourd à ces demandes et invite la dueña de la maison dans laquelle nous sommes. Elle danse avec lui pendant un long moment, un très long moment… Tout le monde regarde la scène qui se déroule sous nos yeux. Moïses ne lâche pas son tambour. Finalement la musique jaillit à nouveau du gros haut-parleur et Moïses doit battre en retraite. J’ai bien aimé ce moment. C’est comme si leurs traditions, incarnées par ce battement régulier de tambour, résistait envers et contre tout face à notre civilisation, incarnée par la musique qui sort de cette enceinte à pleine puissance. Malheureusement il semble que cette dernière ait la faveur de la majorité des participants. Il faut dire que c’est l’occasion pour les jeunes d’inviter à danser les filles, de flirter pour la première fois pour leur voler ensuite un baiser à l’abri des regards, dans la pénombre qui entoure toute la maison. Des « pauses tambour » il y en aura régulièrement, tout au long de la nuit…
A certains moments je pense aux multiples réveillons de Noël qui ont lieu simultanément sur le reste de la planète… celui auquel je participe est vraiment atypique !
A 3 heures du matin Rosa a envie de rentrer dormir, je demande l’autorisation au dueño del prioste pour pouvoir nous retirer (Moïses et Ramiro ne sont déjà plus là, il semble que la chicha ait eu raison d’eux !). Il accepte difficilement, puis me dit « demain, venez avant 7h30, sinon vous aurez une amende ». L’amende, je la connais, c’est un pilche (demi calebasse) énorme contenant au moins deux litres de chicha à boire de bon matin ! On va essayer d’éviter ça !
Vendredi 25 Décembre – Sisamuyuchina / Istamikuna – Fleurs / Repas
Après une courte nuit je suis prêt à 7h15 pour retourner à la fête mais Rosa me dit qu’on va manger avant d’y retourner. Nous arriverons à 8h30 ! Yaku nous accompagne. Je m’assoie comme si de rien n’était (« En retard ? Moi ? Pas du tout ! »), après avoir serré la main des personnes présentes. Les femmes nous servent la chicha. L’énorme pilche est à présent dans les mains de mon voisin, lui aussi arrivé en retard ! Viens ensuite mon tour, je prends mon temps. Yaku, qui est si gentil, me propose son aide. Il boit quelques gorgées et me rend mon fardeau ! Lorsque j’en viens à bout, je tends le bol au dueño. Il observe l’intérieur puis regarde un ami avec une moue qui veut dire « il l’a fait ! ».
On nous sert ensuite un petit repas. Puis le dueño pose 3 feuilles d’ungurahua au centre de la choza, nous allons décrocher toute la viande et le poisson qui pend au-dessus de nos têtes. Aujourd’hui on va cuisiner tout ce qu’il reste !
Les lances qu’ils utilisent pour pêcher sont formées d’un long bout de bois, à l’extrémité duquel ils fixent deux morceaux de fer à béton en forme de crochets pointus, aplatis et aiguisés. C’est à l’aide de ces lances qu’ils coupent les liens qui retiennent la viande au toit. Les morceaux tombent dans la canasta (panier tissé rappelez-vous) que Ramiro déplace le plus rapidement possible. Certains morceaux tombent au sol, mais ils sont vite ramassés et déposés sur les feuilles d’ungurahua. Ensuite les femmes viennent faire le tri, la viande dans un panier, les poissons dans un autre. Elles recoupent les morceaux un peu trop gros, la viande dans une main, la machette dans l’autre. Je m’approche, Rosa tient entre ses mains un morceau de viande sur lequel grouillent des petits vers blancs… Aïe aïe aïe, quel dommage ! Elle le met de côté. Cela me rappelle un détail que j’ai omis de vous raconter. Avant de faire fumer la biche qu’avait chassé Moïses, il lui a mis des graines de maïs dans les narines pour éviter que des vers n’apparaissent. Il avait aussi mis un morceau de banane bouillie dans la gorge de chacun des singes.
Ensuite nous partons à la chichada, les mamies restent cuisiner. Toujours la même euphorie, les mêmes battements de tambour, les mêmes marches interminables dans la gadoue. Certaines femmes marchent pieds nus, et je veux faire là une parenthèse. A force de marcher pieds nus, les pieds des habitants de Pakayaku se sont adaptés pour leur donner une plus grande stabilité: le gros orteil est décalé vers l’intérieur du pied et un espace d’au moins 5 mm sépare chacun des orteils de ses voisins. On peut donc dire qu’ils ont « les orteils en éventail » mais cela ne veut pas dire qu’ils se la coulent douce, bien au contraire !
Nous arpentons encore et toujours les chemins de Pakayaku, toute la journée… et vers 16 heures nous sommes de retour à la casa del prioste. Nous allons manger ! Le repas est offert à tous les ayudantes et à ceux qui n’ont pas dormi de la nuit ! C’est étonnant mais le dueño del prioste a noté les noms de ceux qui ont veillé toute la nuit et ceux-là ont le droit de recevoir à manger. Ils sont 20, la moitié mangera dans notre maison, l’autre moitié dans la deuxième maison « niño ».
On aurait tendance à imaginer un grand banquet, tout le monde festoyant en mangeant de la bonne pitance (comme dirait Jacouille, le visiteur) ! Mais ce n’est pas du tout comme cela que ça se passe. La dueña de la casa appelle les gens, un ou deux à la fois. Ils se dirigent à l’arrière de la maison où une grande table a été montée pour l’occasion, recouverte de feuilles de bananiers. Elle leur donne un bol de mazamorra (mélange de bananes rapées, cuites, et de viande ou de poisson) du yuca et des bananes plantains, qu’ils emportent et vont manger ailleurs. C’est mon tour, le dueño m’appelle, Rosa est déjà là-bas. On nous montre 4 bols (2 pour moi, 2 pour Rosa), je commence à manger mais Rosa verse les bols un par un dans une casserole, en fait nous ne passerons même pas 2 minutes à la table, déjà nous repartons, le ventre vide. Tout ce qu’elle a mis dans la casserole c’est pour emmener à la maison, et manger là-bas. Mais vous devinez déjà que nous ne sommes pas près de rentrer ! Nous allons dans l’autre maison « niño », pour les inviter à venir à manger chez nous (on y reste une demi-heure) puis ils viennent manger… puis c’est à eux de nous inviter… Rosa verse la nourriture dans la même casserole… C’est le jour où je pensais que nous allions manger à n’en plus pouvoir, mais en fin de compte qu’est-ce que j’ai faim !
Sur le chemin de retour à la maison je continue de frapper du tambour, seul, j’en ai besoin, cette fête m’habite désormais. Rosa me demande un peu de silence, je dois arrêter. Je recommence en arrivant à la maison, pour signaler notre venue. Nous mangeons allègrement, tous réunis dans la cuisine.
Samedi 26 Décembre – Mokawa pakina / Lanza istamikuna – Lancé de Mokawa / Repas des maisons “Lanzas” (Lances)
C’est le dernier jour de fête pour nous, mais les maisons « Lanzas » mangent aujourd’hui et terminent demain. Nous partons de bonne heure dans la casa del prioste. Sur le chemin je croise le prêtre et Sacha Kasha (la présidente), le prêtre dit qu’il m’a vu la veille jouer du tambour tout seul, en rentrant à la maison. Il me dit que je suis plus Kichwa que les Kichwas eux-mêmes ! Je réponds tout naturellement qu’il me fallait annoncer ma venue à la maison. Sacha confirme que c’est ainsi qu’il faut procéder… mais elle me dit aussi qu’elle en a un peu marre de la fête au bout de deux jours alors que moi j’entame le quatrième ! Au fond de moi j’ai un peu hâte d’en avoir terminé avec mon rôle d’ayudante car ce sont beaucoup d’obligations, et j’ai besoin de repos après ces 12 jours de chasse et ces 4 jours de fête, de chicha et de danse jusqu’au bout de la nuit….
Ensuite nous allons à l’Eglise pour une deuxième messe qui célèbre les nouveaux curacas (et les nouveaux fiscales). La particularité d’un curaca (et d’un fiscal) est qu’il doit toujours se déplacer avec une sorte de canne en bois de chonta (très solide), noir, usé par son prédécesseur. Elle est le signe de son autorité (je me renseignerai plus précisément sur leurs rôles prochainement !). Deux de mes compagnons ayudantesdeviennent fiscales. Durant toute cette journée ils ne joueront plus de tambour, la fonction de fiscal prend le dessus sur celle d’ayudante.
Les propriétaires des 7 maisons qui organisent la fête passent le relais aux futurs dueños de la fête, dans 2 ans ! Ils délèguent leurs responsabilités et ont donc le droit de jouer du tambour ce jour-là et de boire plus de chicha (avant ils faisaient attention de ne pas se saouler outre mesure !).
Cette journée se déroule comme les autres jusqu’à 16 heures : marche, pluie, chicha, tambours, rires, danses et à nouveau marche, pluie (ou soleil d’ailleurs), chicha…
Pour symboliser la fin de la fête, les hommes (ayudantes) cassent les mokawas que les femmes ont mis tant de temps à réaliser et à peindre… C’est triste mais ce sont leurs coutumes… Nous allons dans la casa « niño » voisine pour casser leurs mokawas, ils viendront ensuite chez nous pour casser les nôtres. Nous sommes 8 ayudantes, nous nous installons sous la choza, 4 sur un banc et 4 sur le banc d’en face. Ensuite, les hommes ayudantes de la maison nous apportent des mokawas (qu’ont fabriquées leur femme), remplies d’un peu de chicha. J’ai 6 poteries devant mes pieds, de toutes les formes. Je me souviens d’unemokawa particulière, en forme de corne d’abondance, percée d’un trou au fond. Lorsqu’un ayudante venait me servir avec une mokawa de ce type, il posait ce trou dans ma bouche et la chicha coulait toute seule, si je m’arrêtais de boire j’en avais tout de suite sur le menton puis dans le cou…
(Notez que tous les ayudantes ne nous donnent pas une mokawa à chacun, cela aura son importance pour la suite.)
Les quatre hommes en face de nous vont commencer (car notre dueño est parmi eux), nous rangeons nos mokawas sous le banc. Le dueño commence. Il se lève et crie « La fête est finie » en jetant de toutes ses forces la mokawa sur le toit de feuilles, qui s’explose sur une poutre en bois. Les fragments retombent sur le banc où j’étais assis un instant auparavant, nos mokawas sont à l’abri ! Puis les autres commencent à casser les leurs. Souvent ils boivent un peu de la chicha que la mokawa contient, envoient le reste de chicha sur l’assemblée qui observe la scène puis jette la mokawa sur le toit et criant « Niño pasadooOOo » (la fête « niño » est terminée). L’objectif est qu’un morceau de mokawa reste coincé entre les feuilles, cela fait un souvenir de la fête. Certaines poteries ne se cassent pas, et retombent intactes au sol. Les enfants les récupèrent pour les conserver, ou bien l’homme qui a manqué son coup retente une seconde fois. Puis vient notre tour, je reproduis les mêmes gestes qu’eux, et je fais un gros trou dans le toit… aïe aïe aïe ! Tout le monde rigole. Sacré souvenir que je leur laisse là ! Une fois que nous avons cassé toutes nos poteries, la fête reprend et la danse aussi. Les éclats de mokawas craquent sous mes bottes.
Nous les invitons ensuite à venir casser nos mokawas. Rosa me tends deux mokawas trop jolies qu’elle a fabriquées, deux visages y sont peints, cela fait mal au cœur de savoir qu’elles vont exploser et disparaître en mille morceaux. Elle me dit « donne-les à ceux qui t’en ont offert tout à l’heure » mais je ne m’en souviens plus, je ne savais pas qu’il fallait faire mémoriser cette information. Elle m’accompagne donc et me montre du doigt ceux à qui je dois offrir des mokawas, elle s’en souvient, elle ! Les morceaux de poterie pleuvent sur le sol boueux de la choza. La fête touche à son terme. Encore quelques danses, la nuit tombe, il est temps pour nous de dire au revoir à tout le monde.
Ces quatre jours de fêtes furent exceptionnels, leurs traditions sont extraordinaires et j’en garde des souvenirs formidables. J’espère que tous les messages que je vous ai envoyés vous ont permis de les découvrir du mieux possible.
Bonus
Avant de vous laisser je veux vous raconter la préparation de la chicha du nouvel an ! Le 30 décembre, nous avons passé plusieurs heures sous un soleil de plomb à ramasser du maïs dans la chacra. Puis nous avons passé l’après-midi à l’égrener, puis à le moudre. Le soir nous avons fait bouillir le maïs moulu dans de l’eau.
Et c’est à ce moment-là que les choses sérieuses ont commencé ! La grosse casserole fut écartée du foyer et il nous a fallu mastiquer le maïs (mais c’était un liquide !) pour ensuite pouvoir le mélanger à la chicha de yuca. Sabino, le père de Rosa, me tend une bassine et un verre. Je verse quelques tasses du liquide brulant dans ma bassine, puis retourne m’assoir à ma place. Avec mon verre je prélève un peu du liquide de ma bassine et je le porte à mes lèvres. Je le garde en bouche quelques secondes puis je le recrache dans ma bassine. Et je recommence. Après un moment, je demande si j’ai suffisamment mâché le contenu de ma bassine. Sabino s’approche, prélève un peu du liquide grâce à sa tasse, le met dans sa bouche et le recrache. « C’est bon, tu peux recommencer une nouvelle bassine » me dit-il. Je verse donc le contenu de ma bassine dans la grande marmite bouillante et je me ressers quelques tasses de cette même casserole. Nous sommes quatre, chacun crachant dans sa bassine, et nous discutons tranquillement. J’ai un peu l’impression que nous sommes tous en train de vomir après une trop grosse cuite, la situation est cocasse. Nous partageons nos salives de manière directe, et cela ne leur pose aucun problème… pourquoi cela devrait-il m’en poser ?
Au bout d’un moment ça commence à faire mal aux joues ! Mais il faut continuer, jusqu’à ce que le liquide devienne un peu sucré, et qu’il refroidisse suffisamment. Nous nous coucherons tard ce soir-là…
Jeudi 31 Décembre
Vers 8 heures du matin nous dégustons un bon repas avec toute la famille. Le parrain du fils de Rosa est là, c’est la coutume de lui servir de la viande. Pour l’occasion, Moïses est allé à la chasse les deux derniers jours… mais il n’a rien trouvé ! Des poulets ont donc été tués pour l’occasion.
Après ce bon repas c’est parti pour la chichada ! Nous allons de maison en maison, encore une fois… mais l’ambiance est beaucoup plus familiale, nous ne sommes qu’une trentaine. Vers midi j’en ai un peu marre, je me vois mal boire encore pendant les prochaines 12 heures, jusqu’à minuit ! Je décide de rester à la maison, je ne retournerai à la fête qu’en fin de journée. Vers 19 heures c’est reparti ! Sabino, qui est déjà bien éméché veut me faire rattraper mon retard et me sers plusieurs bols de chicha les uns à la suite des autres. C’est la folie. On danse, on boit et on rigole bien ! A minuit ils veulent tirer un coup de fusil en l’air. Je me propose, ils acceptent. C’est la première fois que je tire, je plaque le fusil sur mon épaule, Moïses me dit qu’un jour il s’est cassé la clavicule car il avait mal plaqué l’arme contre lui…
Et PAAAANNNNN ! BONNE ANNËE 2016 !!!
Ce n’était pas si sorcier !
Je vous joins les photos (et les vidéos !!) de la fête :
Ainsi qu’une vidéo sur le village à côté de Pakayaku… ils ont fait une pirogue et l’ont amenée jusqu’à Paris pour la COP 21, elle a navigué sur la Seine
Dernière info, et pas des moindres, je réfléchi actuellement à un retour en France cet été (ceux que j’aime me manquent… déjà 15 mois que je suis parti). Je cherche donc un voilier partant d’Amérique du Sud (ce n’est pas facile à trouver, ils partent presque tous des Antilles). Si à tout hasard vous avez un bon plan à me proposer je suis preneur. Je serai un peu triste de devoir prendre l’avion…
J’espère recevoir moi aussi de vos nouvelles, vous trouverez bien 5 minutes pour m’écrire, je viens de passer 10 070 minutes à écrire les récits que vous avez recus ces derniers jours, c’est Word qui le dit, je vous joins une capture d’écran. Non non non je ne vous fait pas culpabiliser… je me rends compte de la chance que j’ai d’avoir le temps, et ce fut un plaisir de partager tout cela avec vous. Tout ce temps pour rassembler mes souvenirs, les ordonner, et vous faire vivre le plus fidèlement ces jours de pure folie (bon pour être tout à fait honnête avec vous je pense que Word calcule le temps où le fichier a été ouvert, et j’ai fait bien d’autres choses sur l’ordinateur alors que le fichier était ouvert!)
Je vous embrasse,
Jonathan
